« D’un océan à l’autre » : La lutte des Wet’suwet’en et les blocages ferroviaires au Canada

, par  Lundi Matin

Depuis 10 jours les blocages des infrastructures de transports du « Canada » s’additionnent et s’intensifient pour répondre à l’appel à la solidarité lancé par les Wet’suwet’en du camp Unist’ot’en, envahi par la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) la semaine dernière. La compagnie de chemin de fer Canadien National (CN) annonçait jeudi la fermeture de la portion Est de son réseau de distribution de marchandises et de l’entièreté du réseau Via Rail qui assure le transport des passagers.
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Différents acteurs économiques sonnent l’alarme : pénurie de propane, ralentissement de l’économie canadienne, passagers voyageant par train dans l’impossibilité de rentrer à la maison et menaces de mises à pied sont agités en l’air tels des drapeaux de détresse. Des millions de dollars auraient déjà été perdus par les entreprises qui dépendent du transport ferroviaire et on prévoit des pénuries et des pertes de marchandises dans plusieurs domaines. Alors que le président de la Chambre de commerce du Canada affirme qu’un blocage du réseau ferroviaire de cette ampleur représente une urgence pour l’économie canadienne, le premier ministre appelle les manifestants à « respecter les lois canadiennes » et les demandes et menaces d’injonction s’accumulent contre les blocages en cours.

Les Wet’suwet’en et le Coastal GasLink

Dans les dernières années de nombreuses compagnies pétrolières et gazières (Transcanada, Enbridge, Pacific Trails) ont tenté tant bien que mal de construire des pipelines sur le territoire traditionnel Wet’suwet’en, situé environ à 700km au nord de la ville de Vancouver (Colombie-Britannique), et ce, sans le consentement des chefs héréditaires. Les chefs héréditaires s’opposent ainsi aux accords donnés par les Conseils de bandes, institutions politiques imposées aux Premières nations par le Gouvernement canadien. C’est sur le territoire traditionnel Unist’ot’en, territoire jamais cédé faut-il le rappeler, le long du tracé projeté du pipeline Coastal Gaslink que différents camps, points d’accès et centres communautaires, ont été érigés (Unist’ot’en Camp) pour empêcher la construction de « tous les pipelines » et pour défendre les territoires Wet’suwet’en, les modes de vie traditionnels et les générations à venir.

Les travaux du dernier pipeline en lice, Coastal Gaslink (qui représente un investissement de 6 milliards — ce qui en fait le projet du genre le plus coûteux de l’histoire canadienne) sont pour le moment mis en échec par les protecteurs Wet’suwet’en et leurs alliés. L’occupation du territoire par le camp Unist’ot’en réaffirme la souveraineté Wet’suwet’en et limite l’entrée aux différents représentants de la compagnie sur le site.

En janvier 2019, la cour provinciale a délivré une injonction visant à donner accès à la compagnie au site afin de mener à bien la construction du pipeline CGL. Celle-ci a été suivie par la mise sur pied du point d’accès Gidimt’en Yintah, au kilomètre 44,5 du chemin forestier Morice River, dans le but de contrôler l’accès à leur territoire. C’est une GRC lourdement armée qui a envahi Gidimt’en en janvier 2019, démantelant les portails et arrêtant 14 protecteurs du territoire. En décembre 2019, un article du Guardian exposait des notes tactiques de la GRC dans lesquelles l’usage de la force létale [right to shoot] était approuvé.

Le 31 décembre 2019, la compagnie Transcanada, responsable du projet, a obtenu une nouvelle injonction, de la Cour suprême de la Colombie-Britanique cette fois, injonction empêchant quiconque sur le territoire Wet’suwet’en d’approcher à moins de 10 mètres de toute personne ou véhicule rattachés au pipeline Coastal Gaslink. À la suite de l’injonction, le 6 février dernier, la GRC a mis en place une zone d’exclusion qui empêche l’accès au territoire selon des critères flous et variables aux journalistes, aux habitants, aux avocats et aux personnes venues en soutien.

Entre le 6 et le 10 février dernier, la GRC a remonté le chemin forestier avec plusieurs véhicules, des hélicoptères, une unité canine, un canon de son et de la machinerie lourde (incluant un bulldozer), démolissant les barrières des points d’entrés, faisant fi de l’interdiction d’entrée sur le territoire émise par les Wet’suwet’en et arrêtant plus de 20 protecteurs des territoires, incluant des aînés. Pour répondre à cette invasion de leur territoire traditionnel, les Wet’suwet’en en ont appelé à leurs alliés à travers le pays à supporter leur lutte contre le gouvernement canadien et les compagnies pétrolières (#shutdowncanada ; #reconciliationisdead).

Les chemins de fer au cœur de la constitution canadienne

La communauté mohawk de Tyendinaga bloque depuis la circulation des trains de passagers et de marchandises entre Toronto et Montréal depuis le 5 février. Un autre blocage des voies ferrées à New Hazelton a forcé la fermeture du port de Prince Rupert en Colombie-Britannique. Les blocages en solidarité aux Wet’suwet’en se multiplient depuis à travers le « Canada » : des campements ont été installés sur les rails ou à leurs abords à Kahnawà:ke, Listuguj, Halifax/K’jipuktuk, Diamond, entre autres.

L’impact économique et politique de ces blocages met en lumière le rôle central de l’extractivisme et des infrastructures ferroviaires dans l’économie canadienne, mais ces blocages soulèvent également le rapport structurel entre le transport des marchandises et le colonialisme canadien. D’une actualité frappante, l’histoire du développement du réseau de chemins de fer permet d’illustrer la façon dont s’imbriquent l’industrialisation, l’unification de la nation canadienne, le droit canadien, le colonialisme et la violence d’État.

Durant la seconde moitié du 19e siècle, les projets de chemin de fer reliant différents points des colonies nord-américaines se multiplient. Dans cette première phase du capitalisme financier, entrepreneurs et hommes d’affaires investissent des sommes colossales dans l’établissement de nouvelles lignes, appuyés par des subventions gouvernementales tout aussi importantes. Les villes connectées deviennent des artères économiques stratégiques, et les chemins de fer contribuent largement à leur industrialisation, en plus de créer des nouveaux besoins en bois, mazout, fer et acier. Les chemins de fer permettent d’atteindre des régions inaccessibles au réseau navigable et — assurant le transport de colons, de marchandises et de milices forces armées — ils deviennent rapidement un dispositif majeur de la colonisation de l’arrière-pays.

Bien plus qu’un simple outil économique, le réseau ferroviaire est au cœur de la Confédération et joue un rôle clé pour le nationalisme canadien. La construction de l’Intercolonial Railway, reliant le Canada-Uni aux provinces maritimes, est posée comme condition à la signature de l’Acte constitutionnel de 1867. La Colombie-Britannique se joint ensuite à la confédération en 1871, suite à la promesse du premier ministre John A. McDonald de construire le Canadian Pacifique Railway (CP) qui allait relier les provinces de l’Est aux provinces de l’Ouest. Le projet du Canadian Pacifique devient ainsi un acteur majeur de l’unification symbolique et matérielle du Canada, autant symboliquement que matériellement. Le gouvernement opte pour un trajet qui évite de franchir la frontière américaine, traversant les territoires appartenant à la Hudson Bay Company, jusqu’alors peu colonisés et habités par de nombreuses Premières nations et communautés métisses. Largement subventionnée, la construction du CP est entachée par des scandales de corruption qui forceront le gouvernement de McDonald à démissionner en 1873.

En parallèle au CP, une multitude de chemins de fer aux tracés moins ambitieux voient le jour, encore une fois subventionnés par le gouvernement et ratissant les territoires des Premières nations. L’engouement spéculatif est tel que peu de projets sont réellement rentables et une grande partie se retrouve au bord de la faillite suivant la Première Guerre mondiale. Plusieurs lignes sont alors rachetées et nationalisées par le gouvernement qui les amalgamera pour créer le Canadian National Railway (CN).

L’Indian Act et la North-West-Mounted-Police

L’adoption du Indian Act en 1876 donne le cadre légal aux traités qui permettront au gouvernement canadien de privatiser et de s’approprier les terres autochtones traversées par les chemins de fer. Le système de Conseil de bandes et le système de réserves prescrits par l’Indian Act imposent une structure politique et un mode de propriété des terres en rupture avec les souverainetés ancestrales et les cultures des Premières nations, qui permettront au gouvernement de dicter les termes de la négociation de la cessation des terres, et ce en toute « légalité ». Selon l’Indian Act, les réserves indiennes doivent être administrées par un Chef et un Conseil de Bande élus au suffrage universel, payés par le Ministère des Affaires indiennes. Cependant, pour les Premières nations, les Chef.fes traditionnel.les ont toujours la responsabilité des territoires ancestraux.

En 1873, l’ancêtre de la Gendarmerie royale du Candada (GRC) — la North-West-Mounted-Police — est créée dans le but spécifique de contrôler les populations autochtones des Prairies. À partir de 1881, la Police montée est affectée à la protection de la construction du Canadian Pacifique et déménage sa base à Régina, nouvellement fondée en vue de la construction du chemin de fer. Le transport ferroviaire sera un atout de taille pour la Police montée, lui permettant de mobiliser rapidement des recrues pour faire face aux révoltes métisses et faire appliquer l’Indian Act.

La construction du chemin de fer joue égalemenent un rôle crucial dans la destruction des troupeaux de bisons dans les Prairies « canadiennes ». Au-delà d’être une source de protéine exceptionnelle, le bison était au coeur des cultures et spiritualités des Premières Nations des vastes territoires entre le Plateau laurentien et les Rocheuses. Suivant l’extermination intentionnelle des troupeaux par les colons entre 1870 et 1880 — qui répondait au double objectif de contrôler les Premières Nations et d’assurer le passage sécuritaire des trains — la survie de plusieurs Premières nations des Prairies dépend des apports en nourriture fournis par la Police montée. La menace de la famine les oblige ainsi à signer des traités cédant leurs territoires à la Couronne et les assignant à des réserves au nord des lignes de chemin de fer. Entre 1871 et 1921, dans une véritable guerre par la faim, la Couronne canadienne signe 11 traités avec les Premières nations qui lui céderont à peu près l’entièreté des territoires allant de l’« Ontario » jusqu’aux Rocheuses.

La poursuite du colonialisme canadien : des chemins de fer aux oléoducs

Les similitudes entre l’histoire de la construction des chemins de fer et les différents projets d’oléoducs dépassent les simples coïncidences. Subventions gouvernementales, rachats des projets déficitaires, vols des terres des Premières Nations, actes de droit et intervention des forces armées : ce qui se dégage de l’histoire des chemins de fer durant la deuxième moitié du 19e siècle, c’est la persistance actuelle du colonialisme structurel comme fondement de la colonie « canadienne ». L’extractivisme et la circulation des matières premières sont le fondement de l’économie canadienne et l’appropriation des territoires des Premières nations demeure au cœur de la constitution et du Droit canadien. Au-delà des beaux discours de la réconciliation, le colonialisme se poursuit au même rythme et se maintient encore aujourd’hui à coup de législations et de force armée. Les blocages de trains de la dernière semaine mettent en évidence les fondements colonialistes du territoire canadien, mais aussi ces points faibles, sa dépendance envers ses infrastructures de transport et l’efficacité avec laquelle on peut arriver à le mettre en déroute.

#SHUT DOWN CANADA
#ALL EYES ON WET’SUWET’EN

Voir en ligne : Lundi Matin

Cet article est une version allongée de « “D’un océan à l’autre” : Les blocages de trains, le colonialisme et l’histoire des chemins de fer canadiens », paru le 15 février sur contrepoints.media

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